Une méthode conçue pour ne pas être mis en face de ses responsabilités

Ce n’est pas parce que la Communication Non Violente améliore les échanges qu’elle rassure autant. C’est parce qu’elle nous protège de ce qu’on ne sait pas entendre. Elle transforme une remarque sur un comportement en description d’un ressenti, une critique en formulation de besoin, une confrontation en tentative de connexion. Et tout ça semble apaisant, parce que ça évite une chose très simple mais devenue difficile : être mis en cause.

Ce qu’on évite, ce n’est pas l’agressivité, c’est la responsabilité. Ce n’est pas le conflit, c’est le moment où quelqu’un nous dit, sans détour, “tu as fait ça, et ce n’était pas acceptable”. À la place, on apprend à exprimer “ce que ça nous a fait”, à parler de nous, de nos émotions, de notre vécu. On nous encourage à prendre en charge notre ressenti, mais surtout à ne jamais pointer directement l’autre. Pas pour le protéger de notre violence, mais pour éviter qu’il nous renvoie la sienne.

Ce n’est pas un langage fait pour dire, c’est un langage fait pour contourner. Ce n’est pas une avancée relationnelle, c’est un cadre protecteur. La CNV fonctionne parce qu’elle repose sur un accord tacite : personne ne dit clairement à personne qu’il a eu tort, et en échange, tout le monde reste calme. Et si ça marche, ce n’est pas parce que c’est plus mature, c’est parce que c’est plus confortable.

Mais une relation stable, un lien qui tient, une confiance qui se construit, ne se font pas sur le confort. Ils se construisent sur la possibilité réelle d’être mis en cause sans que tout s’écroule. Et c’est précisément ce que la CNV, dans sa version la plus populaire, nous évite de traverser.

Le problème n’est pas la CNV. C’est notre besoin d’y avoir recours

La Communication Non Violente n’a pas pris autant de place dans nos vies parce qu’elle serait la meilleure manière de se parler. Elle a pris cette place parce que nous avons de plus en plus de mal à entendre une critique sans nous sentir attaqués, injustement jugés ou mal aimés. Et plutôt que d’apprendre à supporter ce moment de déséquilibre, ce moment où quelqu’un nous confronte à ce qu’on a fait, on a construit un langage entier pour l’éviter.

Ce que la CNV évacue, ce n’est pas le reproche en tant que tel, c’est sa formulation directe. On ne dit plus “tu as fait ça, et ce n’est pas acceptable”, on dit “j’ai ressenti une gêne”, ou “ce que tu as fait a réveillé quelque chose de difficile pour moi”. Ce n’est pas faux, ce n’est pas insincère, mais ce n’est pas la même chose. Ce n’est pas une mise en question de l’autre, c’est une mise en lumière de soi. Et ce déplacement n’est pas anodin. Il décharge l’interlocuteur, en lui permettant de rester dans un rôle passif, presque extérieur à la situation. On lui partage un ressenti, mais on ne l’interroge pas sur ses actes.

En ramenant la parole du côté de celui qui a été touché, la CNV donne l’impression qu’il s’agit d’un progrès. Mais ce recentrage émotionnel a un effet très clair : celui qui agit n’est jamais réellement confronté à ce qu’il a fait. Il est invité à écouter, à accueillir, à compatir. Mais il n’est jamais invité à répondre à une question simple et frontale : “Est-ce que ce que tu as fait était juste ? Est-ce que tu considères que c’était approprié ? Est-ce que tu es capable de le reconnaître ?”

Et tant que cette question reste absente de l’échange, on peut parler autant qu’on veut. On ne réglera rien.

Ce que ça produit : une incapacité à entendre un reproche sans vaciller

Quand un reproche ne peut plus être formulé clairement, il ne peut plus être entendu clairement non plus. Et c’est exactement ce que fabrique la CNV dans sa version la plus répandue : un terrain relationnel où l’on n’interroge plus les comportements, mais uniquement leurs effets émotionnels. On ne demande plus à l’autre de répondre de ce qu’il a fait, on lui demande d’accueillir ce que l’on a ressenti. Et dans cette inversion, quelque chose de fondamental disparaît : la responsabilité.

On finit par s’excuser d’avoir blessé, sans jamais revenir sur ce qu’on a réellement fait. Ce qui est en jeu n’est plus la justesse de nos actes, mais la sensibilité de l’autre. Et puisqu’on ne peut pas contester un ressenti, on ne peut plus défendre ou nuancer un comportement. Il n’y a plus d’espace pour dire : “Ce que j’ai fait avait un sens, même si ça t’a touchée.” Il faut s’incliner. Ou sembler insensible.

Un reproche n’est pas une agression mais un signal relationnel. C’est ce qui permet, parfois, de remettre quelque chose à sa juste place. Mais si tout reproche est perçu comme une attaque, alors il ne reste plus que des demandes feutrées, des ressentis flottants, et une communication qui parle beaucoup, mais qui ne dit plus rien de ce qui dérange.

Le vrai problème ne vient pas du fait qu’on s’exprime mal. Il vient du fait qu’on ne supporte plus l’idée que ce qu’on a fait puisse être remis en cause, même si c’est dit avec calme, précision et respect. Et cette incapacité à encaisser un reproche, même correctement formulé, nous pousse à contourner la moindre tension. Mais ce qu’on oublie, c’est que le reproche, pour être entendu, doit d’abord être bien formulé.

Un reproche utile n’est ni une attaque, ni un règlement de compte. C’est un retour sur un comportement précis, sans insinuation, sans généralisation, sans sous-entendu blessant. Il ne parle pas de la personne, il parle de ce qui a été fait. Il ne sert pas à obtenir des excuses immédiates, il sert à mettre une limite ou à poser un désaccord. Et tant qu’on ne sait pas faire ça, il est logique que l’autre se braque. Parce qu’un reproche mal formulé, même sincère, devient vite une mise en cause floue, injuste ou humiliante.

Mais l’inverse est tout aussi vrai. Un reproche bien formulé, clair, non agressif, devrait pouvoir être entendu sans que l’autre se ferme, contre-attaque ou détourne le sujet. Ce qu’on devrait apprendre, c’est à encaisser ce genre de phrase sans la vivre comme une menace : “Tu as fait ça, et je n’ai pas trouvé ça juste.” Il n’y a pas d’attaque dans cette phrase. Il n’y a rien à nier, rien à dramatiser. Juste un fait, et une parole qu’on doit pouvoir accueillir.

Ce n’est pas à celui qui parle de porter toute la responsabilité de l’échange. Ce n’est pas non plus à celui qui écoute de tout encaisser sans filtre. Mais il faut que chacun apprenne à faire sa part. Et pour l’instant, ce qu’on fait, c’est exactement l’inverse. On demande à l’autre de parler en langage doux, sans jamais s’effondrer quand on est mis en cause. On exige une forme parfaite, sans jamais travailler notre seuil de réception.

Ce n’est pas en arrondissant tout qu’on avance. C’est en posant les choses proprement, et en les recevant pour ce qu’elles sont : des tentatives de ne pas détériorer une relation, pas des agressions.

 

La Communication Non Violente ne déforme pas nos relations, elle vient simplement occuper la place laissée vide par ce que nous n’avons jamais appris à faire. Elle s’installe là où la confrontation a disparu, là où le reproche est devenu insupportable, là où chacun redoute d’être mis en cause sans être capable d’en supporter l’effet. Ce n’est pas une méthode toxique, ce n’est pas une imposture. C’est un contournement élégant d’une difficulté beaucoup plus profonde : celle d’entendre qu’on a peut-être mal agi, sans le vivre comme une attaque contre ce qu’on est.

Ce qu’elle évite, ce n’est pas la violence, c’est la responsabilité. Ce qu’elle protège, ce n’est pas la relation, c’est l’ego. Et tant qu’on continuera à croire qu’une relation saine repose sur la douceur permanente, l’écoute ininterrompue et le cadrage émotionnel de chaque mot, on se condamnera à des échanges polis où plus rien ne peut être dit autrement qu’en demi-teinte.

Ce qu’il faudrait retrouver, ce n’est pas une manière plus douce de se parler, mais une manière plus nette de se dire ce qui doit l’être. Ce qu’il faudrait, ce n’est pas un langage plus neutre, mais une capacité partagée à formuler un reproche propre, centré sur les faits, et à l’accueillir pour ce qu’il est : non pas une attaque, non pas une humiliation, mais une tentative de faire tenir le lien sans renoncer à ce qu’on a vu, à ce qu’on a ressenti, et à ce qu’on a besoin de poser.

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