Une fausse clarté qui interrompt la pensée
Parfois, en cherchant à comprendre ce qu’on vit, on tombe sur un mot qui semble mettre de l’ordre dans le chaos. Ce mot tombe juste, du moins en apparence. Il parle d’une “blessure de rejet”, d’un “masque”, d’un “saboteur”, d’un “enfant intérieur”. Et tout à coup, ce qu’on ressentait confusément semble avoir un nom. C’est comme une révélation : ça soulage, ça apaise, ça donne l’impression que quelque chose vient de s’aligner.
Mais ce soulagement, c’est aussi ce qui rend ces mots dangereux. Parce qu’ils ne nous poussent pas à comprendre — ils nous donnent l’illusion que c’est déjà fait. Ce sont des mots suffisamment vagues pour que chacun y projette ce qu’il veut, mais assez chargés pour produire un effet de sens. Et une fois le mot posé, on ne cherche plus. On ne regarde plus ce qu’on a ressenti, ce qu’on a fait, ce qui s’est réellement passé. On croit avoir compris. En réalité, on a juste trouvé un mot pour ne pas avoir à creuser.
L’effet Barnum en action : plus c’est flou, plus ça semble juste
Ces mots fonctionnent un peu comme les horoscopes : ils semblent très personnels, mais ils parlent à tout le monde. On a l’impression que le mot nous décrit parfaitement, alors qu’en fait, il est suffisamment large pour convenir à presque n’importe quelle situation. C’est ce qu’on appelle l’effet Barnum : une phrase vague paraît d’autant plus vraie qu’elle laisse chacun y projeter ce qu’il veut.
Prenons “blessure de rejet”. Ce terme peut désigner un silence, un conflit, un désaccord, une absence de réponse, un malentendu, un simple regard évité. Il peut englober des choses très différentes sans jamais les distinguer. Et c’est pour ça qu’il séduit. Parce qu’il donne une impression de justesse sans jamais passer par la précision. Mais ce qu’il gomme, ce sont justement les éléments qui permettraient de penser : le contexte, les faits, les choix, les réactions.
Plus le mot est flou, plus il semble profond. Et plus il semble profond, plus il dispense de réfléchir.
Ces mots ne décrivent pas : ils détournent
Dire “j’ai mis un masque”, ce n’est pas reconnaître qu’on a volontairement tu ce qu’on pensait. Dire “je me suis suradapté”, ce n’est pas assumer qu’on a accepté quelque chose qu’on ne voulait pas. Ces formulations donnent l’illusion d’une lucidité sur soi, alors qu’elles effacent précisément ce qui devrait être vu : les faits. Elles ne permettent pas de comprendre ce qu’on a fait, mais servent à transformer des comportements en constructions abstraites, floues, automatiques — presque extérieures à soi.
Et ce n’est pas un défaut d’usage, c’est la fonction même de ces mots. Ils ne sont pas là pour décrire, mais pour recadrer le réel dans une narration plus confortable. Ils gomment l’inconfort du choix, l’ambiguïté de l’action, le poids d’une décision prise à moitié. Ce qu’ils fabriquent, ce n’est pas de l’analyse mais du récit. Et plus ce récit se répète, plus il devient convaincant. Ce qu’on aurait pu voir comme un moment d’évitement devient une “blessure encore ouverte”. Ce qu’on aurait pu interroger devient un fait établi sur notre fonctionnement. Il n’y a plus rien à dire, plus rien à déplacer.
À force, ces mots finissent par coloniser notre manière de penser. On ne regarde plus ce qu’on a fait, on parle de qui on est — ou plutôt, de ce qu’on est censé être. On devient “quelqu’un qui se suradapte”, “quelqu’un qui vit avec une blessure”, “quelqu’un qui a un problème avec les limites”. Et une fois cette identité posée, tout peut s’expliquer… mais plus rien ne peut changer.
Revenir au réel, et trancher dans le flou
La seule manière de sortir de ce brouillage, c’est de couper dans le flou sans hésiter, et de revenir au langage brut des faits. Pas ce qu’on ressent vaguement, pas ce qu’on pense que ça dit de nous, pas ce que ça active en nous depuis l’enfance — simplement ce qu’on a fait, ce qu’on a laissé faire, ce qu’on a évité, ce qu’on a choisi.
Dire “je n’ai pas relancé” n’a pas le même poids que “je me suis senti rejeté”. Dire “j’ai évité la discussion” engage davantage que “j’ai mis un masque”. Dire “j’ai obéi alors que je n’étais pas d’accord” est plus inconfortable que “je me suis suradapté”. Mais c’est ce langage-là qui permet d’y voir clair. Pas parce qu’il est plus dur, mais parce qu’il est plus exact. Il ne construit pas une histoire : il désigne un acte. Et à partir de là, seulement, quelque chose peut bouger.
Tout ce qu’on enrobe dans un mot flou devient un objet fixe, figé, indiscutable. Mais ce qu’on décrit clairement, on peut le contester, le revisiter, le transformer. Tant qu’on parle flou, on reste spectateur. Le jour où on recommence à nommer, on recommence à agir.